Quelques réflexions sur le sens et la valeur éducative du métier d’antiquaire

Par Madeleine Oesch-Gonin, ancienne présidente du Syndicat suisse des antiquaires et commerçants d’art

L’art ne doit-il pas faire partie intégrante de la vie quotidienne, jusque dans ses manifestations les plus simples, à travers ses objets les plus usuels ? La question fondamentale consiste en somme à savoir où commence et où finit l’art. Une vue superficielle des choses incite beaucoup de gens à croire que plus un objet a un rôle utilitaire, moins il est artistique.

C’est ainsi que tout le monde s’accorde à admettre que les œuvres des sculpteurs et des peintres tiennent un rang éminent dans l’histoire de l’art, parce qu’elles ne sont pas au premier chef « utilitaires ». Il s’ensuit que le grand public vous citera volontiers tout un chapelet de maîtres du pinceau ou du ciseau, mais que ce même public ne saura, parcourant une ville aussi universellement admirée que Paris, citer les noms des prodigieux architectes qui élevèrent la colonnade du Louvre de Louis XIV, 1es deux palais équilibrant la place de la Concorde ou même l’Arc de Triomphe.

Ce dédain et cette indifférence pour les auteurs d’œuvres sublimes prend inconsciemment racine, selon moi, dans l’idée qu’un palais est d’une manière ou d’une autre une maison, et qu’une maison s’habite et sert, donc à l’usage quotidien.

Peu importe alors sa splendeur : elle est déclassée parce qu’elle est « utilitaire ». Or, il est évident que connaître les noms de peintres et de sculpteurs, alors qu’on ignore, en règle générale, les noms des architectes, est parfaitement arbitraire.

Cette façon de restreindre l’universalité de l’art et de le ramener aux seules œuvres de pure contemplation procède d’un préjugé tenace et je n’hésiterai pas à dire quelque peu « barbare ». En effet, un peuple n’atteint la plénitude de son existence que si les perfections de la forme pénètrent tous les aspects de son activité, depuis le tableau et la sculpture, dits supérieurs, jusqu’au manoir du seigneur, la résidence du bourgeois et l’habitat du paysan. Or, qui pense « maison », pense « aménagement intérieur », avec tout ce que cela comporte comme meubles, ustensiles et objets qui, quand bien même ils seraient rustiques ou très simples, peuvent être le reflet d’une perfection formelle.

L’art ne se laisse pas restreindre : il est présent jusque dans les choses les plus usuelles, la verrerie et la vaisselle par exemple ; est dans la cuillère, la fourchette et le couteau dont on se sert pour manger ! Si le raffinement n’est pas partout, il n’est nulle part.

Comme vous le constaterez, je n’exclus rien de l’emprise de l’art, car l’homme ne sera vraiment complet que s’il répond à son besoin de beauté dans tout ce qui l’entoure et cet entourage n’est valable que s’il est l’expression le plus satisfaisante possible de l’être humain, laquelle ne réside pas seulement au fond de nous-même, mais se reflète en dehors de nous.

Certes, d’aucuns objecteront néanmoins qu’une peinture ou une sculpture sont d’essence supérieure, parce que leur finalité serait en quelque sorte gratuite et spirituelle, tandis qu’une pièce de mobilier, pour donner qu’un exemple, ne répondrait qu’à nos exigences prosaïques et journalières.

Admettre ce point de vue équivaudrait à couper l’homme en deux, reviendrait à le rendre pareil à un visiteur de musée, qui ne cohabite point avec les œuvres d’art se trouvant sous ses yeux, un visiteur qui quitte, au moment de la fermeture, ces hauts-lieux pour retourner – peut-être – dans une triste et terne retraite traduisant sa méconnaissance de l’art de vivre.